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Bons baisers de Paris
Chats Perchés - Chris Marker
Documentaire. France, 2004, 59 mn
Aller-retour sur Chats Perchés de Chris Marker, diffusé récemment sur Arte, au Centre Pompidou, à la BNF et disponible aujourd'hui exclusivement en ligne avant sa sortie en mars 2005. Une lettre d'amour belle et ludique dédiée au chat, en forme de palimpseste réflexif sur l'actualité.
Un nouveau film de Chris Marker c'est un peu comme une nouvelle pièce aux journaux filmés de Jonas Mekas (sur lequel Fluctuat reviendra bientôt). C'est à la fois un événement et une manière de constater l'étonnante vivacité d'esprit et l'acuité visuelle d'un cinéaste octogénaire partageant un don et un amour pour l'écriture et la poésie. Bien que les œuvres des deux hommes soient opposées, chacune reflète un engagement fort, presque radical, envers le cinéma. Un cinéma sans concession souvent réalisé avec ses propres moyens pour des films dont la constante est d'être en contact avec le monde. Si le cosmos de l'exilé lituanien a été ses proches, celui de Marker aura été le monde. Pour ces deux figures, la géographie est ainsi histoire de biographie en filigrane : Mekas contraint à l'exil, Marker toujours en exil. L'un et l'autre partagent avec la distance une manière de se resituer, d'être face à soi-même. Tous deux obsédés par la mémoire et par le temps, ils sont des cinéastes dont le présent n'est que l'éternel tournage d'un avenir à contempler en images.
Petit carnet de ballades parisiennes
Eternel voyageur, véritable globe trotter à la caméra, Chris Marker n'a jamais caché sa passion pour une certaine forme d'errance filmique à laquelle il donne une structure au montage. Fasciné par le Japon où il tourna des parties du miraculeux Sans Soleil ou encore Level Five, le cinéaste a souvent montré au travers de son œuvre son amour immodéré des chats, animal très présent dans la culture nippone et asiatique en général. Cinéaste très engagé politiquement (création des groupes Medvedkine avec des syndicalistes à la fin des années soixante, entre autres), Marker s'est souvent posé comme le sismographe des grands mouvements politiques du monde, toutes les gauches en tête avec Le Fond de l'air est rouge comme œuvre majeure. Touche à tout, il a autant travaillé en 16 mm qu'en vidéo, ainsi qu'au montage, au son et à la caméra, et il a même créé un cd-rom Immemory (in Dossier spécial Cédéroms en 1999). Curieux, moderne, Marker ne s'est jamais fixé dans une époque, il préfère célébrer les initiatives des jeunes du collectif Kourtrajme plutôt qu'un cinéma français faisant des films davantage institutionnels. Marker préfère la pensée en acte, il est plus attaché à la nécessité pour certains de saisir une caméra DV - quitte à faire un cinéma fauché -, qu'à celle de créditer un quelconque cinéma militant. Chez Marker comme pour Mekas, le cinéma et la vie vont ensemble, sans que pour autant celui-ci doive imiter celle-là, puisqu'il s'agit au contraire de toujours transcender le réel.
Ainsi, les premières images de Chats Perchés s'apparentent à un petit carnet de ballades parisiennes jouant volontiers au jeu du chat et de la souris. Des images assez pauvres, de la DV banale, vidéo à peine (re)travaillée, presque le film du premier venu, une bobine de touriste. Pourtant très vite cette esthétique appauvrie du plan et de la lumière devient obsolète, le film s'impose par son montage et surtout son écriture, son adresse. Chats Perchés c'est d'abord l'homme et sa caméra dans Paris à la recherche de M. Chat, un graffiti peint sur les murs et les toits de la capitale. Une figure naïve et souriante inspirée d'un dessin d'enfant. Une sorte d'effigie pacifique à la fois quelconque et marginale, d'une subversion picturalo-urbaine soft. Devenant pour Marker une chimère qu'il va traquer au travers d'un long parcours où l'actualité s'égrène, M. Chat est le fil conducteur d'un parcours où la France est la toile de fond. Débutant en 2001 dans l'après 09/11, le film passe chronologiquement par les grands moments de notre actualité récente : du 21 avril aux manifestations contre la guerre en Irak, de la révolte des intermittents jusqu'à l'affaire Bertrand Cantat.
Deux films en un
Chats Perchés touche immédiatement par sa simplicité géniale. Avec son dispositif minimal, ses images volées, son montage rudimentaire où l'auteur s'amuse à faire des allers retours constants des premières techniques du cinéma (carton du cinéma muet) aux dernières (le « morpheye », bidouillage à la palette graphique avec laquelle le cinéaste joue à déformer le visage des grands de ce monde), Marker s'impose par sa dialectique aussi ludique que malicieuse. A la fois ironique mais jamais cynique, il marche et décrypte, toujours à distance et paradoxalement au plus près, le nez dans la foule. De ces visions urbaines qu'il vole tel un nouveau Dziga Vertov vidéaste, baladant sa caméra de manifs en rames de métro, ne dissimulant jamais l'objet de son second regard, à l'intervention de l'écriture par le montage, Marker trouve toujours une position juste. Léger, drôle, il s'amuse autant de l'image des joueurs de football français pour la coupe du monde de 2002 dont les portraits s'affichaient selon « des dimensions staliniennes » que de la campagne présidentielle de la même année. Le film qui se proposait d'être « un petit film d'atmosphère simple et sans prétention » capte le monde au travers de sa chasse aux chats que l'on ne perd jamais de vue.
Il y a un peu deux films en un dans Chats Perchés, celui sur M. Chat et l'autre sur Marker et l'actualité. Mais ces deux films n'existent que l'un par rapport à l'autre. Pourtant on pourrait légitimement se sentir plus attiré par la quête des chats que par le regard sur l'actualité, tant celle-ci peut paraître observée de manière un peu superficielle. Tant cette empathie de Marker pour les révoltes en kit des lycéens du 21/04 ou ces manifestations contre la guerre en Irak révèlent une position consensuelle et (trop) bien pensante (sans s'attarder sur la lourdeur de la partie sur Cantat). Mais, de ce Chats Perchés qui rappelle un peu Le Joli Mai, on est tenté de proposer une autre interprétation. L'actualité et les images que Marker en saisit se déroulent. Elles ne s'arrêtent pas ; à peine le temps de les resituer que Marker les ponctue d'une remarque souvent audacieuse, et puis le film passe à autre chose. Autre moment, sur la piste de M. Chat, l'enquête continue. Ce qui compte peut paraître alors davantage le facteur humain que l'instant, moins la prise de position ponctuelle que généralisée, le fait qu'il y ait encore des révoltes, qu'on descende dans la rue. Compte moins la cause que l'action, la justice que le mouvement, la solidarité. Au fond, ici les partis n'ont plus d'importance, l'engagement politique n'a plus de couleur parce que peut-être celles-ci sont trop délavées, et Marker en est parfaitement conscient. Ainsi, lorsque des intermittents entonnent une chanson populaire, Marker ne loupe pas les paroles et sursaute sur le mot « kommandantur ». C'est dans ces moments que Chats Perchés devient à l'image de son animal fétiche, qu'il apparaît comme l'œuvre d'un sage. Celle d'un homme ayant traversé les plus grands sursauts politiques du XXe siècle, un homme probablement déçu des idéaux et qui se tourne vers un certain humanisme, un homme de lettres et de langage capable de déstructurer ce qui se fond dans la masse. On accepte ou pas, mais la sagacité du cinéaste sait néanmoins souvent appuyer avec une gravité toujours optimiste là où ça fait mal.
Ne pas faire confiance aux images
Deux films en un c'est ainsi la nature un peu bicéphale de Chats Perchés, un film de Chris Marker et malgré lui d'un anonyme, « l'artiste » M. Chat. L'enquête autour du chat est la partie la plus passionnante du film parce que la plus troublante et qu'elle se défile. Progressivement la traque du personnage devient un véritable questionnement sur l'image entrant en corrélation avec la fluctuation de l'actualité. Le réel du chat (la preuve par l'image de son existence figurative) traverse la réalité du quotidien. L'un et l'autre deviennent liés. Petit à petit le doute s'installe, ce chat existe-t-il ? Marker a-t-il tout inventé ? A force de manier diverses preuves dont on doute de l'authenticité (Internet, les images des manifestants pour M. Chat), le film finit par bouleverser nos certitudes. S'agit-il d'une illusion ? Jusqu'à la disparition des chats, effacés par la mairie de Paris, on n'en finit pas de s'enfoncer dans une remise en perspective constante de la vision. Ce jeu sur le regard et l'effacement des preuves convoque de fait la nature superficielle de l'actualité, il nous demande presque de ne pas faire confiance aux images. Le parallèle d'une quête à l'autre (chat et actualité) montre presque l'impossibilité foncière d'apporter les images comme preuves tangibles du réel. Il faut l'écrire, en faire sa poésie ; il faut faire montage pour que les images donnent la différence et trouvent leur adresse afin d'être invitées à la réflexion.
A sa manière, par cette traversée ludique, Marker chante ainsi l'amour des chats au travers d'une re-contextualisation documentaire qui lui sert à mettre en parallèle la figure insoumise propre à l'animal avec un certain élan de la jeunesse et du monde. Marker nous écrit donc une lettre filmée de nos dernières années hexagonales, une sorte de poème optimiste mais réaliste et lucide où le graffiti du chat est aussi une sorte de tract à la fois dérisoire, existentiel et philosophique. Chats Perchés est aussi simple, court, léger qu'atmosphérique et son style aussi brillant, généreux qu'inventif. C'est un de ces films qui s'adresse à tous, un film à l'écriture rare.
Chats Perchés
Un film de Chris Marker
Documentaire. France, 2004, 59 mn
Production : Les Films du Jeudi, en association avec ARTE France
[Illustration : © Chris Marker / M. CHAT]
(15 décembre 2004
Jérôme Dittmar)